Dans la région du Ladakh, les hommes réapprennent à vivre avec les ours
Durant des décennies, les ours Isabelle ont tué le bétail et détruit les habitations de ce village rural. Les habitants cherchent aujourd'hui à coexister avec ces voisins terrifiants et menacés.

Un énorme ours Isabelle marche le long d’une crique aux alentours du village d’Holiyal, dans la région du Ladakh, en Inde.
La vallée de Mushkoh, dans la région septentrionale indienne du Ladakh, serpente le long de 32 kilomètres d’immenses sommets, près d’une frontière disputée.
De petits villages de fermiers pastoraux parsèment cette vallée, abritant des membres de la culture Shina, dont les origines ancestrales remontent aux campagnes militaires d’Alexandre le Grand en Asie centrale, il y a plus de 2 000 ans.
Des léopards des neiges, des loups tibétains, des renards, des bouquetins et des grands bharals habitent également cette vallée montagneuse. Au cours de l’hiver, le sol gèle et se recouvre d’une épaisse couche de neige. L’été voit venir le dégel et des tulipes aux couleurs chatoyantes remplacent le paysage blanc des mois froids.
Mushkoh est un paradis naturel, mais des éclats de shrapnel se cachent dans le sol, des souvenirs des conflits passés s’accrochent à la vallée. En 1999, ce coin tranquille a attiré l’attention, car il est devenu une zone de front dans le conflit de Kargil, opposant l’Inde et le Pakistan.
Même si aucune explosion n’a retenti, qu’aucun obus n’a atterri dans la vallée de Mushkoh en vingt-cinq ans, une nouvelle bataille se profile à l’horizon. Un combat pour sauver l’une des plus rares espèces d’ours au monde.

Mike Hegyi, photographe de la nature originaire du Montana, s’est rendu dans le Ladakh pour immortaliser la vie sauvage. Sur ce cliché, il laisse des enfants de Mushkoh observer des ours à travers le téléobjectif de son appareil photo. Pour la plupart de ces enfants, il s’agit de la première fois qu’ils observent un ours avec autant de détails.
L’ÉMERGENCE DU CONFLIT ENTRE DEUX ESPÈCES
Plus tôt ce printemps, je me suis assis sur le porche arrière du chalet Drenmo, à Mushkoh, et ai parlé avec son propriétaire, Muzammil Hussain, conservateur local de la ville de Kargil.
Alors que la pleine lune se levait et illuminait les flancs de montagne couverts de neige qui m’entouraient, l’appel à la prière du soir a résonné dans l’air vif himalayen. Dans le champ de luzernes qui s’étendait en contrebas du chalet, un groupe d’adolescents profitaient de la lumière déclinante pour terminer une partie de cricket. Les lumières d’un hélicoptère clignotaient dans le lointain, à l’horizon, alors qu’il accomplissait son dernier ravitaillement à un avant-poste militaire non loin de là.

Une meute de chiens sauvages aboie sur un ours brun himalayen. Si les chiens œuvrent à éloigner les ours des villages, il n’est également pas rare qu’ils les chassent des sources de nourriture naturelles dont les ours ont besoin pour survivre.
Soudain, une série de petites explosions a retenti et s’est répercutée dans la vallée. Au même moment, des lumières se sont allumées dans plusieurs maisons en brique de terre cuite. Des cris ont brisé le calme du crépuscule. Muzammil a tranquillement levé les yeux de sa tasse de thé au safran du Cachemire, encore fumante. « Ce sont des pétards », a-t-il murmuré, tournant les yeux vers la source des bruits. « Les ours ont pénétré dans le village. »
Mushkoh et la région voisine de Dras abritent la plus grande concentration d’ours bruns d’Himalaya, plus que n’importe quel autre endroit sur Terre. Si les ours bruns eux-mêmes sont l’espèce d’ours la plus répandue qui habite les altitudes septentrionales, sa sous-espèce himalayenne, ursus arctos isabellinus, est gravement menacée.
Ils peuvent peser jusqu’à 350 kilos et approchent la taille des grizzlis qui occupent le parc national américain de Yellowstone. Le territoire de l’ours brun d’Himalaya, aussi connu sous le nom d’ours Isabelle, s’étend de l’Hindou Kouch d’Afghanistan, jusqu’à l’Est, au Pakistan, en Inde, en Chine et au Népal. La topographie extrême et l’environnement politique complexe de son habitat ont empêché les biologistes de pouvoir effectuer un recensement exhaustif de sa population. Ils estiment toutefois leur nombre à moins de 1 000 individus, la moitié d’entre eux résideraient dans le Nord de l’Inde.
Les hauts sommets montagneux d’Inde représentent un environnement traitre pour les ours et, s’ils font souvent face à des obstacles mortels, comme des avalanches, des mines terrestres et des meutes de chiens sauvages, les interactions les plus dangereuses qu’ils peuvent avoir sont avec les humains.
« D’après les résultats de mes recherches, les menaces émergentes auxquelles font face les ours Isabelle sont les dégradations liées à la paisse de bétails sans supervision et le développement des activités », explique Niazul Khan, écologiste local de Kargil, qui rédige actuellement une thèse dans le cadre de son doctorat, sur l’ours brun d’Himalaya du Ladakh au sein de l’Institut de la vie sauvage d’Inde. « Les [exécutions d’ours] pour se venger des dommages au bétail et aux infrastructures représentent également un problème majeur. »
Plusieurs fois par semaine, au cours des mois estivaux, les ours descendent les flancs des montagnes vers les villages où ils se nourrissent des déchets, tuent le bétail et détruisent parfois les murs de brique des habitations à la recherche de nourriture.
Une étude menée par Wildlife SOS dans la province voisine du Cachemire, a révélé que les déchets et les ordures ménagères représentent plus de 75 % du régime de l’ours Isabelle. De sa propre expérience sur le terrain, Hussain a, de la même façon, observé que même si la nourriture est en abondance, les ordures sont une tentation à laquelle peu d’ours peuvent résister.
« On observe beaucoup d’oursons qui apprennent à manger de la nourriture humaine et parfois du bétail », m’a dit Hussain. « Une fois qu’ils commencent, il est presque impossible pour eux de se défaire de cette habitude. »
Les villageois pensent souvent ne pas avoir d’autres choix que de tuer les ours qui dévorent leur bétail et volent ainsi leur gagne-pain. On n’enregistre officiellement que rarement les morts d’ours, il est ainsi difficile de dire combien d’entre eux sont tués chaque année. Khan et Hussain pensent que le seul moyen possible pour que les villageois trouvent un meilleur moyen de coexister avec les ours Isabelle devra passer par un changement lent et communautaire des mœurs.
LA RÉSOLUTION DE CONFLITS PAR L’ÉDUCATION
En 2023, Muzammil et son frère, Tafazzul, ont ouvert leur chalet dans la vallée de Mushkoh et, peu après, ont créé le Fonds pour les ours Isabelle. Leur mission était de créer une plateforme de l’écotourisme, autour de la conservation des ours, pour qu’elle soit une source de revenus et un moyen d’éducation sur la vie sauvage pour le village.
Grâce aux bénéfices générés par le tourisme, les financements et la collaboration avec le gouvernement, le Fonds pour les ours Isabelle a aidé les villageois à mettre en place des moyens plus sûrs de stocker leur nourriture et de protéger leurs animaux. Ils ont également pu installer des lumières à détection de mouvement, qui découragent les ours de mener leurs raids nocturnes à la recherche de nourriture, et ont employé de jeunes villageois pour tenir le rôle de veilleurs et de guides de la vie sauvage.
« Dans la pratique, les installations [de lumières et de protections des aliments] ont fonctionné. Mais le plus important, c’est que nous les voyons comme des moyens de construire une relation de confiance au sein de la communauté », affirme Hussain.
Une conservation efficace prend du temps, et en s’impliquant dans la communauté, Hussain est prêt à faire preuve de patience pour enseigner, écouter et attendre.
« Je suis convaincu que la conservation, à sa racine, est un défi générationnel. Nous ne cherchons pas simplement à changer le comportement des ours, nous souhaitons aussi éduquer les jeunes générations d’humains », déclare-t-il. « En plantant ces graines maintenant, nous sommes en train de faire une réelle différence pour l’avenir [des relations entre humains et ours]. »
FAIRE LA LUMIÈRE SUR LES OURS BRUNS
Anjum Ara a vingt-trois ans et a grandi dans le village de Holiyal, l’un des plus concernés par les rencontres avec les ours. Ils ont le plus souvent tendance à entrer au sein de sa communauté la nuit et, enfant, sa seule expérience des ours s’apparentait à des traces de pas monstrueuses qui entouraient les cadavres de vaches, et les dégâts qu’ils faisaient aux murs des habitations de ses voisins. En en apprenant plus sur eux grâce au Fonds pour les ours Isabelle, elle a commencé à développer une curiosité à laquelle elle ne s’attendait pas et a intégré le chalet Drenmo, devenant leur première femme veilleuse et guide.
« Avant, je pensais que les ours étaient méchants et dangereux », m’a confié Ara alors que nous observions deux oursons jouer avec leur mère à travers la lunette d’un télescope, « mais maintenant que je travaille en tant que [veilleuse de la vie sauvage] avec des personnes qui sont passionnées par ces animaux et valorisent leur singularité, ma perspective a changé. J’ai appris que les ours jouaient leur propre rôle et avait leur propre espace dans notre habitat. Tout comme les humains. »
Hussain et Khan sont optimistes quant à l’idée de parvenir à une coexistence pacifique entre les ours et les humains. En plus de fournir des avantages économiques pour la conservation, Khan est persuadé que les séjours chez l’habitant, les programmes de veille de la vie sauvage et les efforts d’éducation peuvent produire des bienfaits tangibles dans la protection de la vie sauvage. « Lorsque les personnes sont plus sensibilisées à la vie sauvage [grâce aux efforts d’éducation], me dit-il, ils sont plus informés sur le rôle qu’ils jouent dans l’écologie et sont plus susceptibles de prendre des décisions réfléchies et [d’avoir des interactions sans risques avec les ours]. »
Muzammil a observé ces changements prendre forme.
« Au cours des dernières années, nous avons observé un changement de paradigme clair qui me donne pleinement confiance : une coexistence est possible et pourrait durer », déclare-t-il. « Les communautés locales reprennent le contrôle de leur héritage naturel, le gouvernement est plus engagé et la population d’ours s’est stabilisée. »
PROGRESSER VERS LA PAIX
Lors de la dernière soirée que j’ai passée à Mushkoh, je me suis assis avec mon appareil photo, près d’un abri pour les vaches et ai regardé une ourse apprendre à son petit à grimper haut sur le flanc escarpé de la montagne au-dessus de nous.
Alors que la journée d’école touchait à sa fin, des dizaines d’enfants ont couru voir ce que faisait un groupe d’Occidentaux parmi leur bétail. En regardant à travers la lunette d’un téléobjectif, comme Ara l’avait fait avant eux, ils poussèrent des cris d’excitation alors qu’ils voyaient pour la première fois un ours en détail.

Une ourse et son petit traversent un champ de neige escarpé sur la montagne au-dessus du chalet Drenmo de la vallée de Mushkoh. Dès que les oursons émergent de leurs refuges au printemps, ils doivent vite apprendre à se déplacer sur les pentes sujettes aux avalanches.
« Ils ne sont pas si effrayants », s’est exclamé un garçon et, alors que l’ourse commençait à faire la toilette de son petit, une fille a gloussé, « ils prennent soin de leurs bébés comme nos parents le font ».
L’ourson nouveau-né se tenait sur un rocher et regardait les enfants qui, tour à tour, prenaient place derrière le téléobjectif. Pendant ce bref instant, deux espèces se sont observées et ont permis à la peur de se transformer en curiosité, si ce n’était que pour un moment.
L’ourse a grogné et son petit est revenu se blottir contre elle et le village a commencé à résonner des cris des parents qui rappelaient leurs enfants à la maison pour le souper et le coucher. Mushkoh est restée silencieuse cette nuit et la lueur projetée par la lune brillait avec l’espoir d’un avenir de paix, comme jamais auparavant.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
